Actualités apicoles 2018-03

Par Benoît Manet

Mais quelle mouche (à miel) a bien pu piquer ces deux chercheurs anglais au point de mettre le discrédit, une fois de plus, sur l’abeille mellifère. Elle constituerait un obstacle à la reconnaissance des pollinisateurs sauvages. C’est ce qu’ils affirment dans une tribune publiée dans la revue très cotée Science en janvier dernier 1. Relativiser le rôle de l’abeille en tant que pollinisateur, implanter les ruches en ville et les bannir des aires protégées, voici en substance ce qu’ils défendent au nom des pollinisateurs sauvages qui poursuivent un large déclin en toute indifférence. Si on peut les suivre sur une partie de leurs arguments, il est difficile de les rejoindre lorsqu’il considère l’abeille comme une espèce agricole entrant en compétition avec les pollinisateurs sauvages et leur induisant une série de maladies.

Si leur thèse est à nouveau mise sous les feux de l’actualité, ce courant n’est pas nouveau. En Belgique, nous avons déjà depuis quelques années subi le doigt accusateur de certains scientifiques apidologues et de naturalistes. Déjà en 2007, suite à la demande d’un apiculteur pour installer des ruches en réserve naturelle, le refus avait été appuyé par une note rédigée par le Conseil supérieur wallon de la Conservation de la Nature (CSWCN). Celui-ci voulait cadrer les interactions pouvant subvenir entre ruches et abeilles sauvages dans les espaces protégés. Cette position a clairement été rappelée en 2016 2 par une note actualisée sur le sujet. Il est vrai que face à la dégradation de l’environnement, les apiculteurs essaient de trouver des endroits plus favorables, en-dehors des contaminations délétères à leurs colonies. Notamment dans les espaces préservés comme les réserves naturelles ou dans les espaces urbains au sein des villes. Face aux risques chimiques, le Guide de bonnes pratiques apicoles (GBPA) ne propose-t-il pas, en cas de risque d’intoxication, de « déplacer les colonies ». Or, tant dans ces espaces protégés qu’en villes, les abeilles mellifères ne sont plus les bienvenues. Il en est de même auprès des aménagements réalisés dans le paysage agricole à des fins environnementales (MAE 3) avec des bandes fleuries destinées aux seuls pollinisateurs sauvages et où le placement de ruches ne doit pas être favorisé selon les experts. Dans ce contexte, que reste-t-il comme espaces de butinage hormis les déserts de monocultures ? Pour ces experts, pourquoi pas puisque l’abeille mellifère doit être considérée comme un moyen de pollinisation de l’activité agricole dont fait partie l’apiculture. Il est pourtant à noter que les apiculteurs sont accueillis variablement selon les régions. Ainsi, dans les réserves naturelles en Flandre, les ruches sont admises pour la récolte du miel de callune ! Pour Bernard Vaissière, spécialiste français de la pollinisation, ce débat doit être discuté. « Dans l’état actuel de nos connaissances, il ne semble pas justifié de vouloir interdire tous les territoires protégés aux colonies d’Apis même en invoquant le principe de précaution. » 4

C’est d’autant plus cuisant que l’abeille mellifère est une de ces 380 espèces indigènes trouvées en Belgique parmi les Apidés. Oui, indigène, elle l’est au-delà du caractère « domestique » dans lequel certains veulent l’enfermer sous prétexte qu’elle est logée et assistée par l’homme. Une aberration. Apis mellifera a été présente à l’état sauvage (ou l’est encore parfois) exploitant les cavités des troncs d’arbres en forêt où elle y trouvait le gîte et le couvert. La forêt était autrefois beaucoup plus présente et les cavités beaucoup plus abondantes. Notre abeille a donc toujours été une espèce bien plus représentée qu’elle ne peut l’être aujourd’hui au travers de l’activité apicole même en mettant de côté les situations de dépérissement auxquels il est nécessaire de faire face. Lorsque par dénombrement, on estime en Belgique que la densité de colonies s’élève à 3,6 colonies/km² 5, c’est bien loin de représenter la situation d’antan où les ruchers étaient omniprésents dans les villages et faisaient partie de l’économie domestique. L’apiculture belge est aussi à considérer comme extensive car elle est davantage orientée vers une activité hobbyiste liée à de petits ruchers de quelques colonies, loin des concentrations apicoles rencontrées dans certains pays. Ce qui est notamment reproché, c’est la quantité de butineuses portant compétition pour les ressources. Les 15000 à 30000 butineuses d’une colonie se diluent dans une aire de butinage beaucoup plus vaste que chez les abeilles sauvages. Mais des densités de 1000-2000 individus/ha de pollinisateurs sauvages sont bien réelles. Finalement, elles sont probablement – en-dehors de contextes particuliers – assez similaires en termes de nombre. La stratégie de butinage est certes différente chez l’abeille mellifère mais on est assez loin de cette saturation de butinage souvent décriée. Alors que les abeilles sauvages concentreront leurs récoltes autour de leur nid, l’abeille mellifère, de par son caractère social très développé, fournira une série d’exploratrices qui pourront communiquer les disponibilités en nourriture en prospectant une très large zone et en orientant les butineuses vers les ressources les plus « rentables ». Dans les campagnes, les abeilles sauvages s’intéresseront davantage à la flore spontanée et éparse notamment des adventices tandis que l’abeille mellifère exploitera les parcelles fleuries en grande densité. Cette concurrence est d’ailleurs déloyale dès lors que parmi les abeilles à langue longue, l’abeille mellifère est celle qui a la langue la plus courte, la privant d’une série de ressources à corolle trop profonde. Au final, les études qui rapportent les interactions de cohabitation de l’abeille mellifère avec les autres espèces d’abeilles sont souvent difficiles d’interprétation quand elles ne sont pas contradictoires. Il en est même qui parle de mutualisme 6 par complémentarité avec une efficacité augmentée de la pollinisation.

Quant à la transmission de maladies, celle-ci peut s’établir dans les deux sens. Les différentes espèces ont toujours vécu en interactions. Simplement en a-t-on une image plus précise grâce à l’évolution de la science et des techniques actuelles. Le passage d’agents pathogènes peut très bien être porté par l’abeille mellifère comme par les différentes espèces d’abeilles sauvages puisqu’elles parcourent les mêmes sièges de récolte pour y recueillir pollen et nectar. Le contexte de mondialisation et d’intensification des cultures amènera des stress supplémentaires qui favoriseront le développement de maladies chez les uns comme chez les autres. Il est par ailleurs troublant de constater que les causes de propagation incriminées à l’abeille mellifère par une présence rapprochée et concurrentielle sont exactement ce que la sphère naturaliste propose comme solution par la mise en place d’hôtels à insectes en ville comme dans les espaces naturels. De plus, ces hôtels ne s’adressent qu’à une petite partie des espèces (de l’ordre de moins de 10%), qui sont le plus souvent les moins menacées. Leur configuration et la promiscuité des nids fait craindre une transmission accrue des pathogènes en même temps qu’ils entraînent localement une concurrence alimentaire. Mais c’est là également un défi de taille : proposer l’habitat adéquat à chacune de ces espèces pour qu’elle y trouve le site favorable où nidifier ainsi que les ressources en pollen indispensables à l’élevage.

Ces différents arguments reviennent régulièrement à l’actualité tant à l’étranger qu’en Belgique. En France, L’Observatoire des abeilles a porté en 2015 la réflexion autour de la coexistence de ces 2 mondes dans un rapport de synthèse 7 fort commenté. En septembre dernier, l’association Noé profite de l’autorisation d’usage de 2 nouveaux insecticides pour rappeler la mise en place d’actions pertinentes à la restauration des populations de pollinisateurs sauvages 8. En Belgique, le Plan fédéral Abeilles 2012-2014 intégrait la dimension abeilles sauvages à la démarche d’une meilleure connaissance des causes de leur disparition. Cette dimension a été reconduite au travers du Plan 2017-2019 pour ce qui est de la sensibilisation et des actions en faveur des pollinisateurs. De même, il faut citer le projet Interreg SAPOLL qui a permis la mise en place d’un plan d’action transfrontalier pour les pollinisateurs sauvages au travers d’actions de sensibilisation et de suivis.

Toutes ces actions partent d’un même constat, commun à celui de l’apiculture : le déclin des pollinisateurs. Et de sensibiliser aux causes de disparition en rappelant les enjeux tant économiques qu’écologiques. Les risques sont bien identifiés. Ils sont rappelés au travers de la liste rouge européenne des abeilles parue en 2014 qui évalue que 9% des espèces sont menacées d’extinction. Ce sont principalement (1) l’intensification de l’agriculture, (2) l’urbanisation et (3) les changements climatiques. Leurs effets sont délétères pour toute l’entomofaune. Les populations d’insectes ont diminué de plus de 70% en près de 30 ans en Allemagne. Le modèle de production agricole est à revoir pour un meilleur respect des auxiliaires et des acteurs de la pollinisation au travers des services écosystémiques rendus. Différents pays commencent à prendre des dispositions de limitation sinon d’interdiction de certains pesticides. L’Europe au travers de son Agence pour la sécurité des aliments (EFSA) vient de confirmer le 28 février dernier le risque des produits néonicotinoïdes pour les abeilles (c’est-à-dire les 3 espèces évaluées, à savoir en plus de l’abeille mellifère, le bourdon terrestre et l’osmie rousse). Ce rapport était attendu de longue date pour venir argumenter le devenir du moratoire pris en 2013 sur 3 pesticides de cette famille. Pour les seuls bourdons, aux dires de Pierre Rasmont qui a coordonné l’atlas STEP, et sur base de modélisations à l’objectif 2100, le risque climatique représente un risque majeur dans la distribution de ces espèces adaptées davantage aux conditions froides. Il sera à l’origine des modifications de distribution avec des conséquences en termes de compétition et de survie. Seules 3 espèces profiteront de ces modifications de température, les autres sont moins chanceuses et subiront leurs effets.

Face à ces problèmes communs, il y a tout intérêt à réorienter le débat. Exclure les abeilles mellifères des milieux naturels ne permettra pas de sauver les abeilles sauvages. Au contraire, ces considérations desservent la cause en divisant naturalistes et apiculteurs. La voix des apiculteurs est restée discrète jusqu’ici. Des initiatives commencent à poindre pour nuancer ces affirmations. En décembre 2017, sortaient tour à tour deux points de vue intéressants : l’un venant du CARI lors de la journée Nord-Sud par un exposé : « Abeilles mellifères et abeilles sauvages : compétition ou coopération ? » [14], l’autre venant du groupe Mellifica traitant « De la place de l’abeille mellifère dans les milieux naturels ».

Au final, l’impression est donnée que de façon sous-jacente, il y va de se poser en référence pour certains décideurs politiques de façon à profiter d’enveloppes budgétaires indispensables au fonctionnement de leurs laboratoires de recherche et permettre d’améliorer leur classement académique par quelques publications bien placées.

Pour conclure, la parole reviendra à Axel Decourtye, Directeur scientifique de l’Institut français de l’abeille (ITSAP) et auteur d’un livre à paraître très prochainement sur « les abeilles, des ouvrières agricoles à protéger » : « On arrive à opposer des visions qui ont au fond les mêmes valeurs. On a besoin de travaux scientifiques, pas de travaux qui appuient l’interdiction de l’apiculture. »

A suivre …

Benoît Manet

Notes:
1. Geldmann J. & J.P. Gonzalez-Varo, (2018) Conserving honey bees does not help wildlife. Science 359:392–393 
2. CSWCN (2016) Note sur l’interaction entre ruches et réserves naturelles et plus globalement sur la compétition entre abeille domestique et abeilles sauvages.
3. Les Méthodes agro-environnementales et climatiques font partie d’un programme destiné à mettre en place des pratiques favorables à la protection de l’environnement, à la conservation du patrimoine animal et végétal et au maintien des paysages en zone agricole.
4. Vaissière, B. (2015) Vers une guerre des abeilles ? Espaces naturels, n° 49, 28.
5. Chauzat, M-P., Cauqui, I., Roy, L., Franco, S. Hendrikx, P., & al. (2013) Demographics of the European Apicultural Industry. PLoS ONE 8(11) : e79018. Doi : 10.1371/journal.pone.0079018
6. Le mutualisme est une interaction directe ou indirecte de nature mutuellement profitable entre organismes d’espèces différentes. Vient en opposition de la compétition.
7. Vereecken, NJ.,Dufrêne, E. & Aubert, M. (2015). Sur la coexistence entre l’abeille domestique et les abeilles sauvages. Observatoire des Abeilles (OA), accessible sur https://www.oabeilles.net
8. Noé. Les insectes pollinisateurs, méconnus et pourtant indispensables. Communiqué de presse du 26 octobre 2017, 6 p.
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