Actualités apicoles 2017-05

Par Benoît Manet

Dans la dernière chronique de mars, j’évoquais le 100ème anniversaire d’existence de l’abeille Buckfast. De par sa large position dans les ruchers 1, il semble intéressant de se pencher sur ce succès et d’en expliquer le parcours. Aussi, comment l’aborder sans citer et relater la vie du Frère Adam qui en a été l’initiateur et dont la disparition vient de passer les 20 ans sans qu’une sorte d’hommage particulier ne lui ait été dédié.

Reine buckfast F1

Reine buckfast F1

L’histoire de cette abeille tant citée trouve son origine dans un moment de crises. Au début du 20ème siècle, alors que l’Europe rentre en conflit, les apiculteurs anglais subissent une mortalité interpelante de leurs colonies d’abeilles noires autochtones. Toutes disparaissaient du fait d’une épidémie dite de l’île de Wight. Parallèlement, le jeune frère, alors âgé de seulement 17 ans et affecté comme assistant au rucher au vu de sa constitution fragile, découvre l’apiculture et subit de plein fouet la perte des colonies de l’abbaye. Et comme le prédisaient les autorités sanitaires locales, ce parasite diagnostiqué comme agent de l’acariose 2 parvint à décimer plus de 90% des colonies de la région, compromettant la récolte de l’année, mais aussi la pollinisation, à une époque où les fruits produits devaient compenser les interdictions liées au blocus ennemi. Quasi toutes avaient succombé à l’exception des colonies peuplées d’une reine d’origine carnolienne (carnica) ou italienne (ou ligurienne / ligustica). Cette rapide disparition d’une abeille locale pourtant parfaitement adaptée à son biotope est un témoin de la prudence à tenir dans la défense d’un patrimoine biologique à tout le moins fragile aux pressions environnementales. Fin observateur et fort de ses réflexions basées sur la prise de connaissances des lois de la génétique mendélienne adaptée aux abeilles, mais surtout intéressé de pouvoir retrouver une abeille adaptée au climat particulièrement pluvieux du Devon, il conçoit un premier croisement au départ d’une abeille italienne et d’un mâle de l’ancienne abeille indigène avec une résistance confirmée à l’acariose, ce qui permet de redémarrer le rucher de l’abbaye mais surtout de baliser ce qui deviendra l’abeille de l’abbaye de Buckfast. Nous sommes alors en 1917. A l’époque, le but devait permettre d’assurer une récolte participant à l’économie du lieu. Le frère s’investit et s’avère un apiculteur plein de ressources en reconfigurant la disposition des colonies pour éviter la dérive, en adoptant un modèle de ruches plus performant ou encore en initiant une station de fécondation dans la lande du Dartmoor à partir de 1925, initiative particulièrement exceptionnelle et avant-gardiste pour l’époque. Débute alors un travail de fond qui permettra d’apporter différents caractères intéressants au sein de la Buckfast. Ainsi, en 1930, le croisement d’une reine noire acquise en France dans le Gâtinais avec des mâles locaux permet de mettre en évidence une combinaison remarquable. Cette descendance est à tout point de vue supérieure à l’ancienne souche ; elle en deviendra le standard Buckfast pour la suite du travail. L’originalité de la méthode est fondée chaque fois sur un triple croisement qui permet au final de stabiliser les caractères par sélection, croisement et combinaison au travers de lignées. Le travail de recherche se poursuit et, année après année, arrive à fixer les caractères recherchés avant son introduction dans la souche Buckfast. Le travail est conséquent : pour comprendre l’ampleur de la démarche, au départ des individus sélectionnés, soit un pool de 5 reines F1, naîtront 1200 reines dont un millier sont éliminées d’emblée. Les 200 restantes furent fécondées avec des mâles parents 3. On garde finalement 40 reines dont les ouvrières étaient homogènes. Et ainsi de suite, d’année en année pour ne retenir que les reines qui présentaient les caractères de la Buckfast combinés aux caractères recherchés de l’abeille française. Une période de 7 à 10 ans est chaque fois nécessaire pour assurer cette sélection avant d’intégrer les qualités souhaitées au sein des lignées pures. « Sans cet élevage en lignée pure, le croisement n’aurait aucun sens. Seul cet élevage permet une stabilisation génétique et un maintien des qualités de la nouvelle combinaison » insiste-t-il. Tout repose en fait sur la prise en compte de la génétique des abeilles allié à une sélection rigoureuse par l’élevage de combinaisons débouchant sur des lignées stables. Après la seconde guerre mondiale, l’essentiel des travaux du frère visera à étudier des souches étrangères d’abord européennes, puis du Moyen-Orient, enfin d’Afrique afin de tester – avec succès ou non – des caractères nouveaux. Une série de voyages permettent au Frère Adam d’observer les écotypes dans leur milieu d’origine afin d’en noter les qualités et d’en retenir quelques spécimens qui seront testés dans le Dartmoor avant leur incorporation éventuelle à la Buckfast. Chaque origine est évaluée scrupuleusement sur base de multiples critères liés au comportement comme la fécondité, l’ardeur au butinage,… A partir des années 70, il utilisera aussi l’insémination instrumentale pour certains de ses croisements afin d’amplifier l’avancée de ses travaux en testant beaucoup plus de possibilités. Ce travail a permis d’accumuler un maximum de caractéristiques positives au sein du modèle Buckfast faisant de cette sélection un premier cas du genre. L’abeille Buckfast est ainsi reconnue comme ayant une meilleure résistance aux maladies, une tendance marquée à essaimer liée à une fécondité plus élevée, un meilleur rendement de récolte emmagasinant les réserves loin du couvain, avec une douceur et une tenue au cadre plus élevée. Pour rappel, l’influence de la reine est triple : de part les conditions d’élevage qui l’ont préparée, elle rassemble des qualités physiologiques (notamment au niveau du nombre d’ovarioles) auxquelles se combine son patrimoine génétique lié à son ascendance en termes d’hérédité et de combinaison de gènes mais également le succès de sa fécondation par un nombre suffisant de mâles homogènes. Cet ensemble dictera le caractère de la colonie sous ces différents aspects.

Frère Adam

Frère Adam
By Wikipedia

Dans les années 90, tout ce travail risque d’être perdu avec la mise en retraite du Frère Adam et son décès à l’automne 1996 à l’âge de 98 ans. Toute une vie consacrée à l’abeille. Des éleveurs de plusieurs pays permettent néanmoins de perpétuer ce travail unique initié depuis plusieurs décennies. Elle est aujourd’hui très largement répandue dans le monde entier notamment en Allemagne, au Danemark, en France ou en Belgique et au Grand-Duché de Luxembourg. Pour poursuivre le travail sur des bases concrètes, un annuaire des éleveurs Buckfast et des pedigrees des reines de 21 pays est assuré au sein d’un site internet géré au sein de l’Université de Namur sous l’impulsion de Jean-Marie Van Dijck. En France, par contre, l’appellation Buckfast a fait l’objet d’un dépôt de marque en 1981 et depuis 2003, les propriétaires se montrent très virulents pour garder leurs droits en poursuivant tout éleveur évoquant le terme ‘Buckfast’ dans les annonces commerciales. Cette vision étroite et mercantile vient en opposition à la démarche du Frère Adam qui y voyait l’amélioration de l’abeille en en faisant un pur produit utile à l’ensemble « sans pensée égoïste ». Chez nous, des éleveurs de pointe continuent le travail entamé par des programmes d’évaluation/sélection et le suivi de pedigrees. On dénombre sur le site 16 éleveurs enregistrés en Belgique et 6 au Grand-Duché 4, dont les travaux s’orientent actuellement vers une abeille au comportement hygiénique plus développé comme abordé par le programme Arista Bee Research avec une tolérance naturelle accentuée à la pression du varroa. Dans ce cadre, il convient d’évoquer une série de conférences programmée prochainement sur ce thème car mieux connaître la cause fait déjà partie de la stratégie de lutte 5.

Ce travail imposant s’est étalé tout au long d’une vie, durant septante années de recherche adaptées au rythme des saisons apicoles, qui ne pouvait s’envisager sur un tel terme que dans le cadre d’une vie monastique. Certains l’ont cité comme L’Apiculteur du 20ème siècle parce qu’il était déjà un apiculteur du 21ème siècle. Le Frère Adam est l’auteur de 3 ouvrages de référence 6 sur l’abeille Buckfast qu’il est utile de relire régulièrement.

A suivre…

Benoît Manet

Notes:
1. Vraisemblablement de l’ordre d’une ruche sur 5 en Belgique (selon un audit de l’apiculture de 1994). Malheureusement, il n’existe pas d’évaluation plus récente.
2. Appelée aussi mite trachéale du fait que cet acarien se loge à l’entrée des trachées des voies respiratoires de l’abeille. Son nom scientifique est Acarapis woodi.
3. Les nouveaux caractères à transmettre sont systématiquement introduits par les mâles
4. Avec des éleveurs de renom comme Paul Jungels et Jos et Annette Guth
5. Voir pour cela le programme publié sur le site du Cari (agenda)
6. Les 3 ouvrages du Frère Adam : (1) A la recherche des meilleures races d’abeilles, (2) Ma méthode d’apiculture, (3) Les croisements et l’apiculture de demain
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