Actualités apicoles 2018-11

Par Benoît Manet

Une goutte d’eau peut-elle faire déborder le vase ? Une expression qui exprime le ras-le-bol, qui fait que le petit détail supplémentaire rend la situation tout à fait insupportable. Une expression dont la paternité reviendrait à Stendhal au début du XIXème siècle mais qui continue à étayer l’actualité. C’est dans une chronique radio récente que Patrice Goldberg, animateur de l’émission « Matière grise » a repris cette expression pour expliquer le point de bascule, ce moment particulier qui fait que d’un seul coup le comportement d’un groupe d’individus est modifié. Utilisée au départ en sciences sociales pour comprendre des phénomènes de ségrégation raciale vécus dans certains quartiers nord-est américains, ce concept de basculement a été transposé au monde animal dans l’étude de certains comportements. Ainsi, de petites modifications environnementales peuvent à un moment donné occasionner des changements drastiques. Connaître ces points de bascule permet de prévoir comment des groupes sociaux vont réagir à des modifications profondes comme des changements climatiques ou encore des manques de ressources, des pertes d’habitat. Ces changements s’accumuleront jusqu’à modifier le fonctionnement du groupe : les individus peuvent changer de comportement jusqu’à dégrader leurs relations et faire éclater la cohésion du groupe.

L’étude qui est présentée s’intéresse à une araignée au comportement social 1. Elles évoluent donc en colonies, coopérant les unes avec les autres jusqu’au partage des proies capturées. En soumettant cette colonie à une élévation de température, tout continue à se passer normalement jusqu’à ce que la température atteigne 31°C. A partir de cette température, fini la coopération ; c’est le chacun pour soi avec des luttes entre individus. Cette température intervient comme un point de bascule. Mais la diminution de la température les rend-t-elle plus pacifiques ? Pas immédiatement. Il faut que la température redescende vers les 27-28°C. Entre les deux, elles peuvent être pacifiques ou belliqueuses. Tout dépend de leur histoire de vie.

En prolongement de cette chronique radio, la question pouvait se poser pour notre abeille mellifère, symbole du caractère social des sociétés animales où les individus apparaissent comme les maillons d’un vaste réseau complexe. La complexité de leurs relations en fait d’ailleurs un beau sujet d’études en neurosciences. Et pour le cas qui nous préoccupe, plusieurs points de bascule peuvent être identifiés. Pas toujours au détriment de la colonie lorsqu’il s’agit de thermorégulation dans un comportement de ventilation collectif ou encore de division de la colonie lors de l’essaimage. Mais il peut être aussi abordé – et c’est là une approche plus intéressante – dans le système de liens pollinisateurs-plantes où la disparition des uns peut faire basculer le maintien des autres. En cela, le manque de nourriture mais aussi les parasites, le climat ainsi que les pesticides peuvent constituer autant de facteurs de stress pour la colonie. Face au scénario d’augmentation des perturbations, la colonie diminue en individus malgré les relations positives qu’elles peuvent avoir entre elles 2. Avec deux scénarios possibles : la survie ou l’extinction. Des effets de seuils vont produire des transitions soudaines, un point de basculement qui amènera l’effondrement. Trop peu d’abeilles ne permet plus à la colonie de survivre. Le niveau de résilience est dépassé et ne lui permet plus de se maintenir.

On retrouve ce même point de bascule avec des colonies soumises à l’effet de pesticides. Lorsque de petites colonies sont nourries avec un sirop de sucre additionné d’une dose quotidienne d’un pesticide néonicotinoïde équivalente à ce qui peut être trouvé dans un nectar d’une plante cultivée, la colonie continue à se développer pendant les 3 premières semaines à l’identique des colonies témoins qui ne sont pas nourries avec le sirop contaminé. Mais au-delà, les colonies traitées commencent à péricliter alors que les colonies-témoins continuent de croître. Le stress chimique peut être supporté jusqu’à un point de bascule où un changement minime – qui peut être d’ordre alimentaire ou sanitaire – va entraîner la colonie dans une spirale de déclin aboutissant à son extinction. La co-exposition fipronil et Nosema est maintenant bien connue pour entrainer une forte mortalité des abeilles. Les phénomènes d’effondrement avec disparition des abeilles pourraient être la manifestation de ces stress sub-létaux. Et de démontrer s’il est encore besoin l’inadéquation des conditions d’homologation des produits de traitement des cultures vis-à-vis du modèle abeille puisque les doses imposées ne leur sont pas directement létales.

Et revenons à nos araignées qui ont aussi tant à nous apprendre. A l’heure où le GIEC 3 publie son rapport spécial sur les conséquences d’une élévation de température de 1,5°C, on ne peut qu’être dubitatif quant au peu de cas faits des engagements pris lors des accords de Paris en 2015 (COP21) 4. Ce dernier rapport à découvrir se veut plus explicite sur les défis qui nous attendent en matière de climat, de développement durable et de lutte contre la pauvreté. Il servira de base à la prochaine réunion des parties qui se tiendra en décembre prochain en Pologne et où les pays seront invités à prendre des engagements plus ambitieux d’ici 2030. Le dépassement d’un réchauffement de 2°C reste le pire scénario car il verrait augmenter une série d’incertitudes vis-à-vis de la santé, de la sécurité alimentaire et de l’approvisionnement en eau, mais aussi de la croissance économique et de la sécurité humaine. Comme chez les araignées, chaleur et irritabilité semblent aller de pair pour l’humain avec des conséquences de violence accrue. Ce qui apparaît déjà dans certaines régions plus chaudes du globe se manifestera davantage si le climat se détériore augmentant d’autant les conflits entre hommes. Une goutte d’eau qui risque bien de prendre un goût amer si elle déborde du vase…

A suivre…

Benoît Manet

Notes:
1. Son doux nom est Anelosimus studiosus
2. C’est ce qu’on appelle un effet Allee. Le scénario nous place dans une dépendance (positive) entre la taille de la population considérée et son taux de croissance lorsque la population de cette espèce comporte peu d’individus. Allee était un zoologiste américain spécialiste du comportement animal.
3. 8/8/2018 : Rapport spécial du GIEC sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5 °C
4. Au point de vouloir en sortir (ou peut-être pas) comme l’avait annoncé le Président Trump.
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